les tâches de sang sur les doigts, c'est comme des constellations
Il a la rage au ventre, la rage dans ses muscles, la rage dans sa tête comme un jus de cerveau contrefait. C’est tellement fort cette fois qu’il ne pense plus, a oublié les mots jusqu’à son propre nom. Il s’appelle Basile, mais qui s’en soucie ? Ce n’est plus qu’un amas d’envies ultraviolentes, d’instincts de mort, une chose pleine de crocs et de griffes mue par le Diable en personne. Satan chuchote de douces choses à ses oreilles bourdonnantes, empoigne son corps comme un amant, tord ses doigts, agite ses neurones, et ordonne. Des violons stridents résonnent, les archers sont des scalpels. Le bruit du sang qui pulse le rend sourd, ses yeux sont rouges à l’intérieur. Plus rien n’a de sens.
Il n’a pas eu à chercher longtemps quelque chose à détruire. Un jeune homme seul, dans la rue, peut-être guilleret peut-être maussade, en tous cas cœur qui bat. C’est le grand perdant de cette nuit. Il est vite repéré : ses chances de survie s’évaporent et il tombe soudain, sans même s’en rendre compte, hors de la juridiction du Très Haut. Il n’est plus humain, lui non plus, c’est un amas de chair et surtout c’est une proie. Basile fracasse son crâne contre le mur, entend les os se briser net, voit la cervelle gicler, sent le choc se répercuter dans son bras d’acier – il en aurait presque gémi d’extase. Il recommence une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à n’avoir plus qu’une bouillie épaisse et rouge entre les doigts. Il se jette sur le corps comme un chien, déchire le ventre, arrache le cou, broie les côtes, troue de ses mains nues les muscles spongieux et chauds, et n’y tenant plus il y plonge les dents, avale la chair comme un affamé. Il trouve le cœur, ne s’arrête pas un instant pour contempler ce qui l’avait pourtant tant excité quelques instants plus tôt, et le dévore, déchiquète le réceptacle de vie comme un molosse une jugulaire, s’imprègne tout entier du sang qui coule sur son cou, ses mains, son torse, et surtout dans sa gorge. La jouissance que procure le massacre est à la mesure du besoin qu’il en avait : immense, irrépressible, maître sans pitié de tout son être. C’est comme mille orgasmes, mille vies, mille morts, vécus au même instant, et sans doute nul mortel n’a jamais ressenti pareil transport.
Au fur et à mesure du carnage, la bête se calme, et Basile reprend petit à petit ses droits sur son corps. Il est toujours perdu dans l’ivresse, à un stade particulièrement délicieux de la transe, celui à mi-chemin entre la lucidité et la sauvagerie pure. Il comprend ce qu’il ressent, pourquoi il le ressent, et il s’en délecte. Il fait rouler le sang sur sa langue goulue, grave avec tendresse les souvenirs de la chair dans sa mémoire. La préciosité de l’instant le fait se sentir comme un bouddha du mal, et il émet comme un ronronnement sourd, content. La chasse a été belle.
Ses instincts surnaturels le quittent un à un ; mais avant de disparaître complètement, ils lui signalent une présence dans son dos. Aussitôt Basile bondit sur ses pieds, et c’est son intellect encore mal dégrossi qui prend le relais – il ne faut pas de témoins. Il faut tuer les témoins. Il est terrifiant alors, tout son long corps trempé de sang, des lambeaux de chair barbouillant encore son visage et ses mains, ses muscles tendus, prédateurs, le massacre brillant toujours au fond de ses pupilles folles. N’importe qui aurait fui face à ce demi-homme – n’importe qui, mais pas lui.
L’interlocuteur n’a pas peur, pas du tout. Basile a encore du mal à discerner les émotions et à lire les visages, alors pour en avoir le cœur net, il éructe : « qu’est-ce que tu veux ? » Sa voix est un gargouillis rauque, les mots écorchent sa bouche fauve. Il redescend sur terre, bientôt il parlera, il comprendra vraiment qui est cet homme étrange qui le fascine déjà. Mais il tuera toujours, si nécessaire.